J’aimerais commencer par vous poser une question : pourrions-nous nous passer de conflits ? Pour vous aider à y répondre, je vais revenir aux bases de la dynamique des conflits.
Le terme conflit est compris par la vaste majorité des adultes. Il suffit, pour le vérifier, de faire un vote à main levée dans n’importe quel groupe de personnes travaillant au sein d’une entreprise, en leur demandant si elles sont actuellement ou ont récemment été en situation de conflit. En général, une bonne moitié ou plus lèvent la main et personne ne demande : « Qu’est-ce que c’est qu’un conflit ? » En revanche, lorsque l’on creuse un peu plus et que l’on demande aux personnes de décrire la situation qu’elles vivent, on se rend compte que l’usage du mot dépasse souvent le périmètre de sa définition. On voit alors apparaître une confusion entre conflit, différend, désaccord, tension, antagonisme, crise et malentendu. En tous les cas, la connotation du mot conflit est négative pour la plupart des gens et évoque quelque chose de stressant, de désagréable, parfois même de menaçant.
Le mot conflit vient du latin conflictus (« heurt, choc, lutte, attaque ») et tire son origine de l’affrontement physique entre deux armées rivales. Historiquement l’usage du mot est par conséquent indissociable de la violence qu’il sous-entend, ce qui explique la méfiance et la crainte qu’il suscite lorsqu’il est évoqué. Et pour cause, puisque l’affrontement entre deux armées se solde par des morts et des blessés, ce qui est vrai aussi pour celui qui oppose des gangs rivaux ou, plus généralement, tout passage à l’acte entre antagonistes utilisant des armes ou des techniques de combat, avec comme seul objectif la victoire sur l’autre. Dans la société, la genèse d’un conflit débute en général par l’incompatibilité réelle ou perçue entre les objectifs de deux personnes ou groupes. L’autre représente alors un obstacle et, au fur et à mesure que la situation reste bloquée, la charge émotionnelle augmente et les distorsions cognitives se multiplient. La communication devient moins efficace et se charge de malentendus, de procès d’intention et de mots blessants. Les drames surviennent souvent lorsque des personnes dont l’intelligence émotionnelle présente des lacunes, se trouvent sous l’emprise de leurs pulsions et passent à l’acte afin de se libérer d’une situation qui leur est intolérable. Il est fréquent de constater que la responsabilité de l’acte violent est attribuée à la victime, qui n’avait « qu’à ne pas provoquer ».
Compte-tenu de l’ancrage profond du conflit dans l’histoire d’homo sapiens et de ses ancêtres, il est légitime de se demander si du point de vue de la phylogenèse des mammifères bipèdes, le conflit est un phénomène unique ayant conféré un quelconque avantage évolutif par rapport à d’autres espèces. La première constatation qui contredit cette hypothèse est le fait que le conflit est courant dans le monde animal à tous les niveaux de la chaîne alimentaire. Héraclite postulait déjà 500 ans avant notre ère que le conflit était universel, dès lors qu’il servait à réguler le degré de pouvoir exercé par les hommes les uns sur les autres. Ce rapport de force peut aussi être observé parmi d’autres espèces animales et constitue l’un des facteurs déterminants de la sélection naturelle décrite par Charles Darwin. En d’autres termes, la confrontation physique entre individus appartenant à une même espèce est avantageuse pour les plus forts, pour lesquels la probabilité de se reproduire devient plus élevée. Ce tri naturel contribue à renforcer collectivement l’espèce et à augmenter sa chance de survie dans son rapport de force avec d’autres espèces. Concrètement, la confrontation entre deux mâles alpha d’un même groupe d’hippopotames, par exemple, permet à ce groupe d’avoir comme mâle dominant le plus fort d’entre eux. Celui-ci a par conséquent la priorité d’accouplement avec les femelles du groupe et propagera davantage ses gènes. Ceci renforce le groupe dans la durée et lui permet de mieux se défendre contre des prédateurs tels que des crocodiles qui voudraient s’attaquer aux jeunes hippopotames.
Un point important est que les animaux ont mis en place des systèmes de prévention et de régulation des conflits. En effet, des confrontations physiques trop fréquentes auraient l’effet d’affaiblir les combattants et de fragiliser le groupe. Pour arriver à un tel équilibre, chaque espèce a mis en place des rituels de soumission qui permettent d’éviter un bon nombre d’affrontements brutaux. Chez les hippopotames, le supérieur hiérarchique exigera des mâles inférieurs une défécation de soumission. L’animal doit éclabousser le museau du dominant de ses excréments en faisant des battements avec sa queue. S’il ne le fait pas, de violents combats peuvent avoir lieu. Chez les loups, le comportement de soumission est permanent et l’on distingue facilement les meneurs des soumis. Les premiers se tiennent droits, dressent les oreilles et la queue et fixent leurs congénères dans les yeux ; les deuxièmes, au contraire, s’approchent du meneur en fléchissant les pattes, en baissant la queue et en rabattant les oreilles vers l’arrière. Chez les reptiles, moins intelligents que les mammifères ou les oiseaux (leur quotient d’encéphalisation représente un dixième de celui des mammifères), l’organisation sociale est plus basique et repose uniquement sur un rapport de force en lien avec la taille de l’animal. Ainsi, le plus gros mâle aura un accès prioritaire aux proies et aux femelles pour la reproduction. S’il fallait encore une démonstration de l’ubiquité des conflits dans le règne animal, il suffit d’observer l’affrontement entre deux colonies de fourmis pour en avoir le cœur net.
On peut raisonnablement en conclure que le conflit ne confère pas à homo sapiens un avantage sur d’autres espèces, puisque ce comportement ne lui est pas exclusif. En revanche, nous venons de démontrer de quelle manière l’interaction conflictuelle joue un rôle dans l’évolution de chaque espèce et lui permet de se renforcer dans le temps. Peut-on en déduire que l’absence de conflit serait un désavantage pour une espèce, capable de menacer sa pérennité ? Rien ne permet de le démontrer, car le conflit existe à tous les niveaux du vivant ; son absence à grande échelle et dans la durée ne peut donc pas être observée et étudiée dans le milieu naturel. En fait, uniquement les organismes morts sont libres de rapports conflictuels. Sans entrer ici dans le détail, sur le plan microscopique la transition évolutionnaire d’une cellule unique à un organisme multicellulaire se réalise à travers un conflit, et l’on observe également des conflits entre des plantes occupant un même espace restreint dans lequel leurs branches se heurtent.
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